Introduction
L'année 1756, avec la promulgation du Bref Ex Omnibus par Benoît XIV, marque théoriquement la fin de la crise des refus de sacrements. Le pape, sollicité par l'Assemblée du Clergé de 1755, souhaitait mettre un terme à la querelle autour de la bulle Unigenitus, qui avait connu un nouvel essor à partir de 1749 avec l'épisode des billets de confession. La décision pontificale était une solution de compromis qui préconisait de ne refuser les sacrements qu'aux jansénistes notoires, mais force est de constater qu'elle ne donna pas les résultats escomptés : le conflit se prolongea bien au-delà de cette date et ne s'éteignit réellement qu'avec la Révolution.
La querelle des refus de sacrements incarne parfaitement l’ambiguïté du jansénisme du XVIIIe siècle, qui déborde le domaine religieux pour bénéficier de l'appui de la magistrature. Les historiens privilégient généralement une lecture politique de cette querelle, l'interprétant comme la consécration du jansénisme politique.
Deux événements ont marqué une rupture dans l'histoire du jansénisme à la fin du règne de Louis XIV : c'est d'abord en 1710 la destruction de l'abbaye de Port-Royal-des-Champs, emblème du jansénisme du Grand Siècle, puis la fulmination de la bulle Unigenitus par Clément XI, le 8 septembre 1713, à la demande du roi de France. Leurs incidences sur le siècle naissant s'avéreront considérables : le premier fait de Port-Royal un mythe et un enjeu de mémoire, tandis que le deuxième donne naissance au second jansénisme, celui du Siècle des Lumières, figuriste et " politique ".
Le figurisme est une " vision originale des temps présents marqués par la persécution(1)". Cette théologie de l’histoire fut élaborée vers 1710 par l’oratorien Duguet : " comme l’Ancien Testament préfigurait la venue du Christ, les récits et prophéties des Ecritures et particulièrement l’Apocalypse de saint Jean, sont la figure des événements contemporains et à venir. "
Le qualificatif de " politique " classiquement accolé au jansénisme du XVIIIe siècle souligne les affinités entre le milieu parlementaire et les anticonstitutionnaires, mais il est à employer avec précaution. Il est vrai qu'avant la Bulle Unigenitus, les refus de sacrements pour jansénisme n'avaient pas donné lieu à des procédures devant les tribunaux séculiers. Les cas de refus de sacrements devinrent fréquents après 1721, contre les appelants en particulier. La première intervention de la Cour de Paris eut lieu au sujet du refus de viatique à une dame Dupleix en 1731. On observe une multiplication des refus et des affaires pendant les années 1730, puis une forte accalmie pendant la guerre de succession d'Autriche, de 1741 à 1748. La querelle se ranime en 1749 lorsque l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, décide d'exiger des mourants des billets de confession sans lesquels ils seraient privés des derniers sacrements. Cependant cette évolution ne s'effectue pas au détriment de l'identité religieuse du mouvement ; elle est au contraire pleinement intégrée à la pensée figuriste, dans les Nouvelles ecclésiastiques notamment. La lecture de la célèbre gazette nous permet d'appréhender la perspective " janséniste " dans cette lutte. Mais s'interroger sur la manière dont les jansénistes ont vécu cette crise pose la question de leur identité.
Il n'existe pas de définition claire du jansénisme qui permette de le condamner. Le jansénisme existe avant tout dans le regard de ses détracteurs, et se définit par opposition aux condamnations qui ont frappé des ouvrages marquants de la spiritualité port-royaliste. Les jansénistes du XVIIIe siècle peuvent être définis comme les opposants à la bulle Unigenitus. Le qualificatif janséniste est d'ailleurs récusé par ceux qu'il désigne ; c'est un néologisme polémique qui n'était employé que par leurs adversaires, les Jésuites notamment, pour marginaliser ce courant augustinien. Quant aux opposants à la Constitution, ils ne se considèrent pas comme les disciples de Jansen, mais comme les témoins de la Vérité.
La Bulle condamne 101 propositions extraites des Réflexions morales sur le Nouveau Testament, du Père Pasquier Quesnel, membre de la Congrégation de l'Oratoire. Cet ouvrage était devenu la référence incontournable de la littérature janséniste, supplantant l'Augustinus de Jansen. Les propositions condamnées par l'Unigenitus sont extraites telles quelles du livre de Quesnel et classées par catégories qui sont révélatrices du point de vue des censeurs. Elles concernent en premier lieu la toute-puissance de la volonté divine et l'impuissance de l'homme sans la grâce de Dieu. La seconde catégorie concerne la foi et la charité, qui seules comptent devant Dieu. Puis viennent les propositions relatives à la conception de l'Eglise, à l'accès des fidèles à l'Ecriture Sainte, et à l'autorité au sein de l'Eglise. Ces dernières expriment qu'il faut le consentement de tout le corps dans les décisions, car les premiers pasteurs de l'Eglise peuvent se tromper ; de même, à l'image de Jésus qui fut compté parmi les criminels, les justes peuvent être excommuniés par l'Eglise.
Ces thèmes ne sont pas nouveaux. Ils sont présents dans la Bible et ont été développés par plusieurs Pères de l'Eglise, en particulier saint Augustin. La condamnation faite par la Bulle est ambiguë car elle met les unes à la suite des autres des citations de Quesnel en disant qu'elles sont entre autres fausses, scandaleuses, pernicieuses, téméraires, injurieuses à l'Eglise et à ses usages, outrageantes, blasphématoires, etc., mais sans expliquer pourquoi, sans préciser quelles erreurs elles renferment, ni ce qu'il faut croire à leur place. Cette censure est d'autant plus équivoque que la plupart de ces propositions sont directement inspirées de l'Ecriture ou des Pères, et qu'on n'y trouve rien de manifestement contraire à l'orthodoxie. Les héritiers de Port-Royal rejettent l’Unigenitus parce qu’ils considèrent que ce décret renie l'Evangile, qu’il est contraire à l'Ecriture et à la Tradition. Face à eux, leurs adversaires les jugent suspects d'hérésie. Ils relèvent les analogies des propositions condamnées avec la doctrine réformée et accusent les jansénistes d'être des " Calvinistes honteux ".
Le désaccord des deux partis pose une question de fond : celle de savoir ce que signifie la catholicité. L'indépendance d'esprit des port-royalistes pose problème parce que ces augustiniens finissent par ressembler dangereusement aux protestants. Ils sont perçus comme une menace, comme une gangrène qui risque de contaminer l'ensemble du corps si on la laisse s'étendre. Il faut donc retrancher ce membre malade, et c'est le rôle de la bulle Unigenitus. En fait les constitutionnaires ne sont pas tellement ceux qui sont d'accord avec le contenu de la Bulle, mais plutôt ceux qui considèrent qu'il y a un danger à laisser se développer le "jansénisme", un risque pour l'unité de l'Eglise.
Le jansénisme n'est pas monolitique ; comme l’affirme Chantal Van Der Plancke, " il n’y a pas un jansénisme mais des formes multiples, qui se réclament d'un même souci d'authenticité et de retour aux sources bibliques, patristiques et juridiques "(2). Le clivage entre jansénistes et antijansénistes est lié à la conception qu’a chaque parti de l'Eglise et de son unité :
En effet, pour la hiérarchie chargée de combattre " l’hérésie " janséniste, l'unité et l'orthodoxie sont des données acquises qu'il faut défendre en réduisant toutes les occasions de conflit et en écartant toute voix à première vue dissidente : la lumière divine ne parvient aux fidèles que par une chaîne d'ordres supérieurs. Pour maintenir la cohésion de l'ensemble, tout élément est pris dans un processus de hiérarchisation qui tend à envahir toute la vie. Mettre en question ce modèle au nom de celui de la communion a pour conséquence d'ébranler la structure de l'Eglise " telle que Dieu l'a voulue ". Or, précisément, dans ce dernier modèle, le conflit et le droit à la représentation sont, au contraire, appelés à être dépassés. Ils ne peuvent être niés par une obéissance aveugle. Sans un concert de décisions, l'Eglise n'existe pas, car les pasteurs ne sont pas au-dessus de l'Eglise : ils sont la " bouche de l'Eglise " et sont enseignés par elle avant d'être enseignants. L'esprit schismatique est un instinct de division entre parties et non pas d'abord une désobéissance à l'autorité. Dans une ecclésiologie où tous les membres de l'Eglise sont majeurs, chacun dans leur ordre, la fidélité à la Tradition est plus radicale que la fidélité à la hiérarchie.(3)
L’Unigenitus a pour fonction de prévenir les dissidences en réaffirmant le rôle de la hiérarchie. Toute la querelle des refus de sacrements découle directement du clivage autour de la Bulle et de son autorité :
Pour les constitutionnaires, la Bulle est une règle de foi. |
Pour les anticonstitutionnaires, la Bulle n’est pas une règle de foi. |
Une personne qui ne reconnaît pas la Bulle est hérétique. |
L’administration des sacrements ne peut dépendre de son acceptation. |
Elle n’a pas droit aux sacrements, sauf si elle se repent. |
Les refus de sacrements sont des actes de schisme. |
Recourir à la justice séculière est un délit, par lequel le plaignant se rend d’autant plus indigne de recevoir les sacrements. |
Ils doivent être réprimés par l’autorité séculière, pour préserver l’unité de l’Eglise. |
La querelle de l’Unigenitus a habituellement mauvaise presse, et il est vrai que les hommes et femmes du XXe siècle ont peine à saisir comment elle a pu conditionner à ce point la vie politique sous Louis XV. Michel Antoine traduit bien cette incompréhension :
Il faut pourtant qu’ils se persuadent que ces débats dont semble sourdre aujourd’hui un ennui prodigieux ont agité la société française sous Louis XV si en profondeur, que la monarchie a fini par en être ébranlée. Oui, les conflits dont l’Unigenitus a été tantôt la cause, tantôt le prétexte, ont déchaîné les passions. Pour avoir relevé du verbe et non de l’épée, les affrontements n’en ont pas moins été d’une extrême violence, au sein de combats qui semblent indéfiniment recommencés. On se battait à coups de mandements, d’arrêts, de consultations, de traités, de pamphlets, de lettres, de sermons, de discours, de libelles, d’écrits de toute espèce, souvent massifs et toujours cruellement dénués de talent, qui ne furent que le rabâchage inlassable des mêmes arguments et arguties, tout ayant été dit très tôt de part et d’autre. Et tous ces échanges verbaux et verbeux ont fait couler des torrents de fanatisme, d’orgueil et finalement de haine. Si les Français du XVIIIe siècle semblent souvent frivoles, légers, insouciants, c’est pour avoir voulu s’échapper de l’atmosphère ennuyeuse, batailleuse et haineuse où les faisaient vivre ces conflits opiniâtres.(4)
Bien entendu, le point de vue des partis rivaux est radicalement différent : l’enjeu de leur luttes est la préservation de l’Eglise. Les NNEE . (5) ont très tôt critiqué les refus de sacrements et cherché à faire partager leur indignation. Pour comprendre l'intérêt que les rédacteurs des Nouvelles portent aux refus de sacrements, il ne faut jamais perdre de vue que le périodique cherche par tous les moyens à attaquer la Constitution Unigenitus, considérée comme un piège du démon pour tromper l'Eglise.
Si la date de naissance du périodique janséniste est généralement fixée à au 23 février 1728, date à laquelle elles ont commencé à être imprimées, elles existent en réalité quinze années auparavant, dès la promulgation de la bulle Unigenitus. Dès son arrivée en France, la Constitution provoqua la stupeur du milieu janséniste. La réaction fut immédiate et la première feuille manuscrite fut immédiatement diffusée. Les premières lignes annoncent : " La grande nouvelle qui remue tout Paris est l'arrivée de la Constitution contre le Nouveau Testament du Père Quesnel. Pour ne rien dire de plus fort, jamais il n'a paru de piège plus indigne du Siège Apostolique. "
Le titre du journal fait explicitement référence à la Bulle : Nouvelles ecclésiastiques ou Mémoires pour servir à l'Histoire de la Constitution Unigenitus. L'utilité des NNEE., d'après leur propres termes, est " de ramener quantité de personnes prévenues de bonne foi contre les appelans, d'exciter la multitude, plongée dans l'insensibilité sur les grands maux de l'Eglise, de rendre tout le monde attentif à des événemens si intéressans, fruits amers de la Bulle. "
Les refus de sacrements font bien sûr partie de ces " fruits amers de la Bulle ". Le but est donc de dénoncer les ravages que fait la Constitution dans l'Eglise, et de convaincre de la nécessité de lutter contre. La transformation du bulletin en un véritable journal provient d’un événement inattendu, le Concile d'Embrun en 1727 qui dépose l'évêque de Senez, Jean Soanen, et l’exile à la Chaise-Dieu. Il était l'un des initiateurs de l'Appel, ce qui fit de lui une cible privilégiée pour les constitutionnaires : en 1717, lui et trois autre évêques ont appelé de la bulle Unigenitus devant un futur concile œcuménique. Cette manifestation d'opposition a rallié autour d'eux 6500 à 7000 signataires, soit 5% du clergé français, parmi lesquels quinze évêques. Oratorien, Soanen comptait beaucoup d'amis parmi les jansénistes parisiens. Ces derniers, indignés par le " brigandage d'Embrun ", décidèrent d'ameuter l'opinion et de passer à l'attaque. Parmi les instigateurs des Nouvelles, il y avait les principales têtes du parti janséniste : le célèbre abbé Duguet, les pères Fernanville et d'Etemare, l'abbé Boucher, Joubert, Boursier, Jean-Baptiste Desessarts et son frère Marc-Antoine, qui consacrèrent leur fortune au financement du périodique. Il sont tous attachés au séminaire de Saint-Magloire et forment le noyau des théologiens figuristes parisiens.
Le ton est donné dès la première page de l'année 1728, par une citation du prophète Isaïe (58 : 1) : Criez sans cesse, faites retentir votre voix comme une Trompette : Annoncez à mon peuple les crimes qu’il a faits, et à la maison de Jacob les péchés qu’elle a commis.
La trompette (ou chofar) est le symbole d'un avertissement solennel : c'est l'instrument qui sert à convoquer le peuple hébreu, lorsque l’Eternel s’adresse à lui par la bouche de ses prophètes. Il évoque le jugement, avec un aspect eschatologique, représenté en particulier par les sept trompettes de l’Apocalypse.
Les Nouvelles ecclésiastiques parurent de façon clandestine et sans interruption de 1728 à 1791, puis ouvertement jusqu’en 1803. Pour les années antérieures, nous disposons d'un Recueil des Nouvelles ecclésiastiques depuis l'arrivée de la Constitution en France jusqu'au 23 février 1728 que les dites Nouvelles ecclésiastiques ont commencé d'être imprimées. Le tirage du périodique est estimé à 6000 exemplaires environ. En fait la publication ne devient régulière, avec quatre pages hebdomadaires, qu'en 1730. A partir de 1731, chaque année commence par un Discours du rédacteur qui est un éditorial pour toute l'année. Ces discours ont été rassemblés et publiés en un volume de petit format : ils doivent pouvoir être lus et médités car ils ont pour objet " la défense d'une multitude de vérités capitales ".
Les nouvelles sont de longueur variable : du quart de colonne (il y a deux colonnes par page) à un étirement sur deux ou trois numéros. Elles n'ont ni titre ni sommaire, mais seulement une indication de provenance : " de Paris ", " de Rouen ", etc. Sous un même lieu de provenance, elles sont parfois numérotées, mais il est difficile de les compter avec exactitude car plusieurs faits peuvent être enchevêtrés dans un même texte. La moyenne est de deux ou trois articles par numéro.
Nous disposons heureusement d'une Table raisonnée et alphabétique très complète, qui couvre les années 1728-1760. C'est un ouvrage monumental en deux volumes : le premier compte 896 pages et le second 1045 pages. Son auteur, l'abbé Bonnemare, envisageait de publier un troisième volume pour la période postérieure à 1760, mais il n'a pu être réalisé. Nous disposons quand même d'une table pour les années 1761-1790, qui est beaucoup plus courte et suffit à peine. Pour les années 1791-1803 enfin, il existe des tables manuscrites.
La table réalisée par l'abbé Bonnemare, publiée en 1767, marque une évolution capitale dans la vie du journal car elle fait des Nouvelles une oeuvre durable et un véritable corpus. Cette publication répondait à une double nécessité : elle offrait en premier lieu au lecteur la possibilité de se repérer aisément à travers l'énorme masse de faits relatés dans ce périodique, qui ne constituaient pas une histoire suivie. En outre, un décalage chronologique de plusieurs années entre la date d'un événement et sa relation dans le périodique imposait des manipulations fastidieuses. Enfin, les tables pouvaient se substituer au journal lui-même puisqu'elles mettaient en abrégé les événements sous les yeux des lecteurs qui ne possédaient pas les Nouvelles ecclésiastiques. La Table de l'abbé Bonnemare est un excellent outil de recherche historique et elle peut être étudiée pour elle-même. Elle fournit un condensé de l'ensemble, très appréciable car la lecture des Nouvelles est plutôt austère. La grille de cette table part des noms de personnes, de lieux, de matières.
Les Nouvelles ecclésiastiques sont exclusivement consacrées aux questions religieuses mais débordent les seuls problèmes théologiques. On y trouve les comptes-rendus des thèses marquantes soutenues en Sorbonne, des ouvrages récents ou réimprimés récemment, également des commentaires sur les publications des philosophes et encyclopédistes, ainsi que des mandements épiscopaux et actes royaux. Des rubriques nécrologiques nous font connaître une foule de personnages, puissants ou humbles, qui ont combattu pour le triomphe de la Vérité (surtout des prêtres âgés). Quantité d'événements sont rapportés : les discussions au Parlement sur les querelles religieuses appelées les " affaires du tems ", l'expulsion des Jésuites, les difficultés ou les troubles dans les communautés religieuses et les hôpitaux, les persécutions policières, les refus de sacrements, les guérisons miraculeuses opérées à Saint-Médard.
Dans l'ensemble, on remarque un fort désintérêt pour l'actualité : même la prise de la bastille et la décapitation de Louis XVI ne sont pas mentionnés. C'est une feuille d'opinion et non d'information. Le ton est virulent, et le style adapté pour marteler toujours les mêmes vérités, avec de constantes répétitions. On est bien plus préoccupé par des thèmes comme la théologie de la grâce, le combat contre les Jésuites, ou encore les moeurs perverties des religieux qui jouent des scènes de théâtre. Les NNEE. ne cessent de dénoncer ce qu'elles qualifient de superstitions, comme la dévotion au Sacré-Coeur et l'Immaculée Conception.
Au départ, le périodique était destiné essentiellement à un public d’artisans, de petits commerçants et de prêtres plus ou moins ignorants, puisqu’il devait vulgariser la querelle autour de la bulle Unigenitus. Mais le recrutement était beaucoup plus large et les Nouvelles étaient lues même par ceux qui les dénonçaient avec la plus grande vigueur : les constitutionnaires acharnés, les Jésuites, tout comme le lieutenant de police qui les traquait. L'influence des Nouvelles ecclésiastiques n’est pas négligeable ; elle se fait essentiellement sentir dans la région parisienne, mais des exemplaires étaient également diffusées en province. De tous les journaux clandestins de l'ancien régime, aucun n'a connu un tel retentissement. Les feuilles circulaient de main en main et le nombre de lecteurs est très supérieur au tirage.
L'organisation des Nouvelles ecclésiastiques était tout à fait remarquable puisque le journal n'a jamais cessé de paraître dans la clandestinité, chaque semaine, jusqu’en 1791, et cela malgré les investigation policières.
Vers l'année 1730, une certaine Madame de Joncoux (ou Joncour) proposa un procédé qui semble avoir été adopté d'emblée. L'auteur des Nouvelles s'est même offert le luxe d'en donner un aperçu au public dans une curieuse estampe (voir planche en annexes). Son titre indique qu'il est destiné à donner une " idée de l'ordre observé pour la distribution des Nouvelles ecclésiastiques ". L'auteur trône au sommet, et retenu à lui par des chaînes, tout le système se déploie. A un jour déterminé de la semaine, entre sept heures et huit heures, il attendait dans sa retraite les visites successives de trois personnes, appelées correspondants, qui recevaient, chacune pour son compte, la copie des nouvelles destinées à faire la matière du prochain numéro. Revenus chez eux, les correspondants accueillaient un ou deux sous-correspondants, à qui ils remettaient une deuxième copie du manuscrit initial, sans en révéler la provenance. Quelques heures plus tard, sept imprimeurs étaient en possession du manuscrit et pouvaient tirer le journal. Les imprimeurs étaient les cibles privilégiées de la police, c’est pourquoi les imprimeries devaient changer souvent de lieu et imposaient à leurs ouvriers des règles draconiennes pour ne pas être vus. Neuf colporteurs transportaient ensuite les feuilles depuis les imprimeries jusqu'à des maisons amies, qui servaient de bureaux de vente. Ces colporteurs étaient en majorité des femmes, mais aussi des prêtres ou des commerçants. Le comité directeur résidait à Paris et c'est aussi là que se trouvaient les principales imprimeries jansénistes.
Les autres renseignements que nous avons sur le réseau proviennent des rapports de police, par exemple l'arrestation le 10 mai 1731 d'une colporteuse, Marie Reaubourg, qui transportait 900 exemplaires des Nouvelles du 25 avril.
Mme de Joncoux avait aussi prévu des asiles sûrs pour les sous-correspondants et imprimeurs, afin d'éviter que l'arrestation d'un maillon fasse découvrir toute la chaîne. Ils doivent s'y rendre si leurs sous-ordres sont en retard. De partout et à tout instant, chacun devait pouvoir joindre son supérieur, qui aviserait de la conduite à tenir. Même l'éventualité de la trahison avait été prévue, puisque personne ne connaissait ceux qui avaient le même rôle. Nous ne connaissons pas les noms de personnes ni les noms de lieux : la reconstitution reste à faire.
L'abbé Boucher fut le premier rédacteur du journal, mais il émigra à Maëstricht. Son successeur qui prit la relève seul vers 1732 ou 1735 était un jeune prêtre, Jacques Fontaine, qu'on appelait plus volontiers La Roche. Il dirigeait tout depuis sa retraite, merveilleusement informé en restant ignoré de tous. Il est resté introuvable malgré les recherches de la police : il résidait probablement dans la banlieue parisienne, et devait changer fréquemment de résidence. Pas une seule fois son nom ne se trouve mentionné dans un rapport de police, un procès verbal ou une déposition ; son anonymat était inviolable. Quand La Roche disparut en 1761, le journal est passé aux mains de l'abbé Claude Guénin, dit l'abbé de Saint-Marc. Il avait pour collaborateur l'abbé Mouton. Ils se permettent une grande vivacité de ton mais gardent le silence sur les affaires politiques et civiles, ainsi que sur les affaires de moeurs. D'après Michel Albaric, le pseudonyme de l'abbé de Saint-Marc était commun aux abbés Guénin et Mouton.(6)
Il semble que la rédaction ait trois sources principales d'information : ce sont premièrement les ouvrages, thèses et documents imprimés qui lui sont adressés de l'Europe entière. Deuxièmement, elle dispose de l'information contenue dans une dizaines de gazettes françaises et étrangères qui devaient être reçues régulièrement. La troisième source et la plus originale provient d’une correspondance dont l'ampleur est difficile à mesurer, qui est citée parfois par les rédacteurs mais sans donner les noms des correspondants. Ce sont eux surtout qui rapportent des refus de sacrements.
Les Nouvelles constituent une source volumineuse et souvent difficile à utiliser. La Table de l'abbé Bonnemare est rigoureusement établie, elle permet de suivre année après année toutes les affaires qui ont occupé chaque parlement, de retrouver des noms de personne, les faits marquants dans la vie des diocèses... Cependant elle n’est pas tellement adaptée pour rechercher les refus de sacrements. Ils ne sont pas recensés dans une rubrique " refus de sacrements ", " sacrements ", " schisme ", ou encore " viatique ", " eucharistie ", " extrême-onction ", etc. Pour les retrouver à partir des tables, il faudrait consulter les 200 pages concernant les parlements(7), ainsi que celles consacrées à chaque diocèse, et à chaque évêque. Ces recherches seraient très fastidieuses, et même ainsi, les résultats ne seraient pas exhaustifs.
Par exemple à " Beaumont du Repaire ", nous trouvons les indications suivantes : " Punit en 1755 le Vicaire de Conflans pour avoir administré malgré ses défenses le Sr Cousin. a.- 56. p. 53. ", " Opérations de ce Prélat dès 1752 contre les Hospitalières du Fauxbourg S. Marceau qu’il excommunie en 1756. Voy. Hospitalières. ", " Son Mandement pour justifier le refus des derniers Sacremens fait sur la paroisse de S. Leu au Sr. Blaise, & pour excommunier les Magistrats du Châtelet qui ont décrété le Curé est arrêté à l’imprimerie où il se fabrique […] a.- 57. p. 65. ", " Sa conduite envers la Dame Amelot Religieuse de la Visitation. a.- 59. p. 99. Voy. Amelot ", " Son rappel est marqué par un acte éclatant de schisme sur la Paroisse de saint Nicolas des Champs. a.- 60. p. 25. ", " Le motif des refus de Sacremens depuis son retour n'est plus simplement le défaut de billet de confession, mais l'appel de la Constitution. a.- 60. p. 26. ", et enfin " Interdit et fait sortir de son Diocèse le P. Delage Barnabite, Vicaire de Passy, pour avoir administré le Docteur Cateruiset. a.- 60. p. 228. ". On est bien loin du nombre de refus de sacrements qui ont eu lieu dans le diocèse de Paris pendant ces cinq années, et il faudrait rechercher à " Parlement de Paris ", et à " Paris ", sans être assuré d'y trouver tous les refus de sacrements.
J'ai donc préféré feuilleter l'ensemble des feuilles des cinq années, de 1756 à 1760, ce qui a l'avantage de limiter les manipulations et d'obtenir des résultats exhaustifs.
Pour les années postérieures à 1760, la table fournit à " Sacremens " une liste de refus : elle indique dix-sept références de " Refus des Sacremens fait à des personnes pieuses, qui ne croyoient pas pouvoir accepter la Bulle Unigenitus. a. 62 -23. a. 64 -21. a. 65 -189 & suiv. a. 74 -37, 57, 94, 109, 207. a. 75 -7, 139. a. 76 -124, 158. a. 78 -187. a. 79 -69, 175. a. 81 -171 a. 86 -195. Voy. Schisme. "
A " Schisme ", on trouve : " Exemples d'actes de schisme, ou de refus des Sacremens à des personnes pieuses qui croyoient ne pouvoir point accepter la Bulle Unigenitus. a. 66 -173. a. 67 -122, 124, 125, 126. a. 68 -19, 119, 135, 149. a. 69 -43. Voy. Sacremens. "
En outre, tout au long de la table, on trouve d’autres références à des refus de sacrements. Ils sont parfois indiqués explicitement, et nous trouvons par exemple : " Dieche (Curé de Combrouse.) Les Constitutionnaires lui refusent publiquement la Communion. a. 71 -145. " Mais bien souvent, il n’est pas précisé s’il s’agit d’un refus de sacrements ou d’autres sortes de persécutions ; nous avons pour tout renseignement des indications telles que : " Barhom (Religieux d'Orval.) Persécutions inouïes qu'il éprouve, pour son opposition à la Bulle Unigenitus a. 65 -161. "
Les tables donnent soit le nom de la victime, soit celui de l’auteur du refus ; dans ce second cas, elles rassemblent les diverses circonstances dans lesquelles l’ecclésiastique en question s’est illustré, comme " Clouet (Théologal de Chartres.) Traits originaux de cet Ecclésiastique. a. 73 -36. Ses extravagances au sujet des Sacrés-Coeurs de Jésus & de Marie. a. 72 -154. a. 74 -114. a. 76 -29. Refuse de consacrer une hostie, pour communier une dame suspecte de Jansénisme. a. 75 -128. "
J'ai donc lu la table (120 pages) en recherchant tous les articles susceptibles de rapporter des refus de sacrements, même lorsque les allusions étaient assez lointaines. Par exemple : " Poitraz. Son éloge a. 73 -89. " renvoie à un refus de sacrements. Les résultats ainsi obtenus sont assez fiables, sans être rigoureusement exhaustifs.
L'analyse de ces données demande beaucoup de prudence. Il ne faut jamais oublier que les NNEE. sont avant tout un journal de propagande, et qu'elles se préoccupent de faire passer un message, d'influencer l'opinion, et non de faire un bilan objectif des refus de sacrements. Les faits rapportés servent de support au discours, qui est prédominant. Au-delà de l’apparente spontanéité des nouvelles, il est nécessaire de réfléchir à quelles motivations profondes elles répondent. Se limiter à une recherche quantitative serait une grande erreur car une telle démarche reviendrait à nier la spécificité de la gazette janséniste. C’est pour cette raison que j’ai voulu rendre compte dans une deuxième partie de la manière particulière dont les refus et leurs acteurs sont présentés. Enfin, il m’a paru utile d’analyser le discours véhiculé par la gazette janséniste, à savoir la promotion de son interprétation figuriste de l’histoire, et sa conception de l’Eglise.
Notes:
(1) CHANTIN (Jean-Pierre), Le Jansenisme,
pp. 46-47.
(2) VAN DER PLANKE (Chantal), "Une conscience d'église
à travers la catéchèse du XVIIIe siècle", dans
R.H.E., LXXII, 1977, p. 5.
(3) Id, ibid, pp. 32-33.
(4) ANTOINE Michel, LUIS XV, pp. 271-272.
(5) Nouvelles ecclésiastiques.
(6) ALBARIC Michel, "Une page d'histoire de la presse
clandestine : "Les Nouvelles ecclésiastiques 1728-1803"",
dans Revue d'Histoire du Livre, 1980, n°27, 9.330.
(7) Tables des Nouvelles ecclésistiques, tome
II, pp. 452-650.